Parce qu’elles se situent à la croisée de l’art contemporain, de la publicité, du reportage, les photographies de Nicolas Boyer offrent un regard différent sur le Japon. Elles jouent avec les clichés, les situations, créées ou prises sur le vif, avec les couleurs également. Le traitement chromatique, tantôt séduisant, tantôt inquiétant, parfois amusant, capte l’attention. Ouvertures vers un Japon que nous ne voyons pas, ces images reflètent un regard singulier.
Nous avons demandé à Nicolas Boyer de nous entrouvrir les arcanes de son travail…
Etait-ce votre première fois au Japon ou bien vous y êtes vous rendu à plusieurs reprises pour réaliser ces photos ?
Je ne me suis rendu que deux fois au Japon, pour environ un mois et demi à chaque séjour. La découverte du pays a eu lieu en mai 2018 et mon second déplacement s’est fait un an après à la même période afin de poursuivre le travail initié et pour lequel je sentais qu’il y avait un potentiel pour une publication. Lors de mon premier voyage, n’étant pas certain qu’il y ait un retour, j’ai tout naturellement descendu l’axe de la Taiheiyo Belt, la ceinture pacifique en partant de Tôkyô jusqu’à Nagasaki. C’est la voie la plus touristique puisqu’elle passe par Nara, Kyôto, Osaka, Hiroshima pour ce qui est des grandes conurbations, mais aussi des villes intermédiaires comme Himeji ou Kurashiki. Ce fut un peu différent pour le second voyage où je suis notamment remonté vers le Tôhoku, autour des villes côtières qui ont subi de plein fouet le tsunami de 2011 et ont des airs de zones sinistrées. Cette désolation est un peu triste, mais les Japonais sont admirablement résilients.
Qu’est-ce qui vous attirait au Japon ?
Je n’ai jamais eu un tropisme japonais comme certain(e)s qui se passionnent dès l’adolescence pour les mangas ou de manière plus générale ont été attirés par tous les éléments du soft power japonais qui a émergé au milieu des années 90. En revanche, je m’étais promis d’aller un jour voir ce pays d’où venait un fils de diplomate qui était l’un de mes meilleurs amis d’école primaire. Débarqué dans la valise diplomatique sans parler un mot de français, il terminait l’année premier de la classe. Cela force le respect et la curiosité !
Enfin, toujours dans un registre d’archéologie affective, « mon » Japon a surtout été lié à une série japonaise que j’adorais, enfant dans les années 70 : La Légende des Chevaliers aux Cent-huit étoiles. J’ai hélas découvert plus tard que cette production japonaise racontait une histoire qui se passe en réalité en Chine. On ne peut plus faire confiance à personne. Sauf à Wikipédia.
Vos photos sont-elles posées ou spontanées, prises sur le vif ?
Après avoir calculé précisément, je peux vous dire que 85% des images du livre sont des situations réelles sur lesquelles je n’ai eu aucune intervention, aucune prise. La plupart du temps les personnes n’ont même pas remarqué ma présence. Puis il y a quatre ou cinq portraits dans le livre, qui par définition sont posés. Enfin, restent 15% de planches qui ont été mises en scène, mais avec les moyens du bord, à savoir le langage des signes avec des personnes rencontrées in situ dans la rue. Cela durait généralement moins de deux minutes, comme ces lycéennes en uniforme à qui j’ai simplement demandé de simuler une bagarre de filles. Je ne suis pas intervenu autrement que pour cadrer et elles ont de manière très naturelle pris des attitudes que je n’avais rencontrées que sur des estampes du XIXème représentant des acteurs de kabuki ! La plupart du temps, j’ai pu constater la gentillesse des Japonais pour se prêter à mes petits jeux, souvent sans en comprendre la finalité !…
Mais le plus étonnant dans ce pays qui ne manque pas de sources de surprises, c’est que la plupart des situations les plus marquantes ne sont pas celles qui ont été mises en scène : je pense par exemple à ces deux gars en état d’ébriété sur une voie de train de banlieue à Osaka.
Quelle esthétique du Japon essayez-vous de rendre ?
Mon approche photographique n’a pas été propre au Japon car c’est la même que j’avais commencé à travailler en Iran et que j’ai poursuivie en Inde : mes images ne sont jamais très peuplées car j’aime isoler des personnages comme les archétypes sociaux d’une situation donnée sur un paysage urbain (le plus souvent) qui me sert de décor théâtral. Ici, un livreur de fleur, là un retraité obligé de travailler au-delà de 70 ans par manque de revenus, un musicien de rue ou un yakuza surveillant son secteur. Comme ces estampes du passé (qu’il s’agisse de Daumier ou Hiroshige) qui présentaient un « caractère » (au sens de La Bruyère) en indiquant le nom du métier ou un statut social : le porteur d’eau, le propriétaire, l’acteur de Nô, etc. C’est en ce sens que ces images peuvent avoir une petite portée documentaire.
Parfois, c’est le passage du temps qui permet le recul pour le comprendre. Toute proportion gardée, est-ce que les images de Stephen Shore intéressaient ses contemporains au moment où elles ont été prises autant qu’elles nous plaisent aujourd’hui ?
Quelles difficultés éventuelles avez-vous rencontrées ?
Spontanément, en tant que photographe arrivant dans un pays qui a été tellement mitraillé depuis des décennies, la première difficulté ou challenge consiste à ne pas réinventer la roue en refaisant ce qui a déjà été shooté brillamment. Mais le fait que ce pays extrêmement photogénique ait été tant représenté est aussi un avantage car au fond il y a une très forte homogénéité dans ces représentations : ce sont des clichés dans tous les sens du terme. Instagram est saturé d’images de (fausses) geishas avec ombrelle sur fond de pagode et du coup, il n’est pas si difficile de faire un pas de côté et trouver d’autres sujets à exposer. C’est comme cela que j’ai imaginé ma mini-série sur les filles qui louent des kimonos pour la journée à Kyôto : j’ai volontairement pris le contrepoint des décors en bois habituels en faisant une série « kimono & béton brut » qui renouvelle un peu le genre. Le quartier (un peu) « rouge » de Kyôto, avec ces immeubles remplis de « parlours », ces bars à hôtesses, présente des caractéristiques architecturales intéressantes et c’est dans ce décor métallique que j’ai choisi de travailler cette série.
Mais la plus grande difficulté au Japon c’est bien entendu la barrière de la langue qui ne permet que très peu d’interactions avec les habitants et m’a obligé à une distance certaine avec les personnes que je représentais. Au final, cela donne un travail plus proche de l’entomologiste que du reportage traditionnel. Et cette contrainte s’est finalement révélée productive et m’a permis cette esthétique du retrait.
Qu’est-ce qui vous a le plus étonné dans ce pays ?
Pour un(e) touriste, c’est un pays très relaxant où tout est assez simple et les Japonais accueillants. Extérieurement, comme de nombreux visiteurs, j’ai été frappé par le sens civique général, qui s’explique par de nombreux facteurs comme mes lectures me l’ont appris. Après, je crois savoir qu’au-delà de cette harmonie, propreté, tranquillité apparente, il y a des zones d’ombre que les touristes ne voient pas. La corruption existe largement, le rapport à la nature n’est pas aussi zen que l’on pourrait le penser (Kurozawa a bien dénoncé les lobbys industriels dans Rêves), l’intérêt pour la chose publique des citoyens est relativement faible, la remise en question de nombreux aspects sociétaux posant problème est très lente (question de la place des femmes, des minorités type burakumin, etc.). Tout n’est pas rose. À commencer par la vie des salariés lambda dans une société ultra-compétitive. Ou celles des personnes en marge de la société qui sont souvent ostracisées. Notons en ce sens les difficultés à percevoir des aides sociales : pour percevoir ces aides, il faut un logement ; et pour avoir un logement, il faut un travail… Le cercle vicieux d’une administration lourde. Kitano Takeshi lui-même, dans un portrait qui lui était consacré, qualifiait le Japon de pays rétrograde. Il y a sans doute du vrai.
Prévoyez-vous une suite ?
Les images que j’avais prises de la zone où le tsunami a fait le plus de victimes et où un mur de prévention d’une prochaine vague est actuellement en construction avait beaucoup intéressé une belle revue allemande spécialisée sur la mer & les littoraux. Je devais repartir l’an dernier avec un journaliste germano-nippon poursuivre ce travail visuel. Mais la covid a tout suspendu et ce projet est partie remise – je l’espère.
Par ailleurs, un contact important a évoqué la possibilité d’une exposition dans l’espace très prestigieux d’une grande marque française à Tôkyô. Mais j’attends que cela se précise pour en parler plus amplement. Je serais très heureux que puisse se concrétiser cette opportunité de montrer la vision d’un gaijin à un public japonais féru de photographie.
Une signature est prévue début juin 2021 à la librairie Artazart : https://artazart.com/?v=11aedd0e4327